22/10/2018 à 00h27
Soyez vous-même
Rester soi-même, être soi-même ou (re)devenir soi-même, qu'est-ce que cela signifie ?
On est en droit de se poser des questions sur le sens que peut prendre cette phrase. Cette idée, un peu "tarte à la crème", nous est servie à toutes les sauces (la crème fouettée surtout). Si j'avais accepté un euro à chaque fois qu'on m'avait conseillé d'être moi-même, je serais peut-être devenu riche !
Est-ce qu'il s'agit de s'accepter avec ses différences ? Ce serait déjà un bon début, car tant de malheurs naissent parfois d'une frustration de nos besoins profonds.
Est-ce un avertissement, sensé nous éviter de faire semblant de penser comme tout le monde ? On sent qu'il y a un danger à se fondre dans la masse, à avoir peur de déranger. A force de ne pas faire entendre sa voix, le risque est de la perdre définitivement. Intuitivement, on comprend qu'il est bon de dire cette vérité qui n'appartient qu'à nous-même.
"Soyez vous-même, tous les autres sont déjà pris" Oscar Wilde
Les conseils de vie (#lifetips) sont légion sur les réseaux sociaux. La plupart sont des citations de grands romanciers, de philosophes ou d'hommes politiques, souvent sorties de leur contexte, et viennent illustrer une image sensée donner plus de poids aux mots. Ces mots nous invitent à réaliser une introspection, et parfois à changer d'état d'esprit. Il s'agit aussi de nous inspirer des pensées positives et de nous rendre plus optimistes. Ces aphorismes sont suffisamment vagues pour vouloir dire quelque chose à qui est prêt à leur accorder un sens. Un peu comme l'horoscope, mais sans le fatras pseudo-scientifique qui l'accompagne.
Mais ce conseil (être soi-même) trop général, dénonce le conformisme, alors qu'il nous invite à suivre une voie que tout le monde devrait prendre. Sacré paradoxe. Montrer ce que l'on pense vraiment, arrêter d'être hypocrite, ce n'est sans doute pas la solution à tous nos problèmes. Imiter son prochain ne permet-il pas de se protéger, comme un poisson suit le banc pour éloigner ses prédateurs ? Et pourtant, lorsqu'un individu est en rupture avec un groupe dont il est un membre, cela peut être bénéfique à son ensemble.
La présence d'un gène mutant peut rendre un individu plus résistant à un pathogène et garantir ainsi la survie de l'espèce en cas de pandémie. De la même façon, un individu qui a pour habitude de consommer des aliments différents des autres peut leur montrer une solution qui garantit leur survie. Par exemple, au XVIIème siècle, lorsque des matelots partaient pour de longs voyages, ils étaient nombreux à souffrir du scorbut (perte des dents, décès par hémorragie). Ils mangeaient souvent du riz blanc privé de son enveloppe riche en vitamine C. Seuls ceux qui se nourrissaient d'aliments qui en contenait (végétaux, riz complet, etc...) en étaient protégés.
Si un imitateur décide d'être lui-même, est-il condamné au chômage ?
Si vous avez ce "petit quelque chose" qui donne du relief à votre personnalité, "exprimez-le !" semble nous dire cette phrase. D'autant que si vous essayez de cacher vos origines sociales ou culturelles, on peut vous soupçonner de prétention. Au contraire, il faudrait faire profiter notre entourage de ce que nous seuls avons à exprimer, et ne pas retenir cet élan du coeur. Je veux croire que la diversité des opinions et des talents donne de l'intérêt à nos vies. Cela permet de nourrir l'imagination et de multiplier les points de vue. C'est aussi une manière d'avoir une vision plus exhaustive de la réalité. Les bénéfices sont également à chercher dans les affinités que vous allez créer. En effet, si votre objectif est de vous lier d'amitié avec des personnes de votre entourage, il y a de fortes chances pour que vos passions les plus profondes soient partagées par celles qui sont autour de vous. Au contraire, si vous êtes en désaccord total avec une idée exprimée par quelqu'un, ne rien dire peut laisser croire le contraire. Et retenir vos pensées ne fera qu'augmenter le risque d'un malentendu. Souvenez-vous de l'expression "Qui ne dit mot, consent". Imaginez une société dans laquelle tout le monde serait d'accord. Quel ennui ! Si tout était prévisible et calibré, plus rien ne nous donnerait envie de nous lever le matin. En restant soi-même on pose aussi la question de l'authenticité des sentiments, et de la liberté d'expression. Qu'est-il acceptable de dire dans notre société ?
Doit-on vraiment tweeter tout haut ce qu'on pense tout bas, avant d'y avoir réfléchi ? Quitte à se contredire plus tard...
Imaginez un homme ou une femme politique, qui vise un mandat important, et qui ne ferait aucun effort pour arranger la vérité à son avantage... On peut se demander comment feraient certaines personnes pour continuer dans cette voie en restant elles-mêmes. La séduction est un outil qui sert aux uns à réaliser leurs désirs, aux autres à se faire élire. Ce jeu de manipulation, de malentendus et de pouvoir ne fonctionne que si la personne qui l'exerce dégage une grande confiance en elle. Le charme agit uniquement si notre interlocuteur a l'air naturel(le), sûr(e) de lui (elle).
Car cet aplomb résulte d'un travail, d'un contrôle sur soi. Le comportement et le discours qui en découlent ne sont rien d'autre qu'un jeu d'acteur, même si cela semble surprenant. Chassez le naturel, il reviendra au galop.
"Être soi-même", cela ressemble beaucoup à une expression servie à son interlocuteur quand on est à bout d'arguments. D'autant que cette injonction peut-être interprétée de plusieurs façons différentes. Qu'est-ce qui se cache derrière cette phrase ? On nous dit "Soyez vous-même", mais on peut aussi entendre "Faites un effort". On nous préférerais avec un peu plus d'énergie, d'originalité et de générosité... C'est un travail supplémentaire que l'on réclame à notre interlocuteur, celui qui consiste à chercher à nous démarquer d'une "pensée unique". Finalement, être soi-même, n'est-ce pas avant tout être celui que les autres attendent que l'on soit ?
Hannibal Lecter: un être tellement raffiné et original, qu'il faudra quand même éviter d'inviter à dîner
Sans trahir totalement ce que vous êtes, vous avez parfois intérêt à éviter une totale franchise... Car celui qui vous conseille d'être vous-même a peut-être une autre idée en tête. Ce conseil porte en lui un message bien plus cynique. Ne soyez vous-même que si vous êtes en bonne santé, tolérant, altruiste, intelligent et beau... En quelque sorte, cette phrase ne s'adresserait qu'à une frange très réduite de la population. Si vous ne faites pas partie de ces individus chanceux, il vous reste une autre solution: tricher. On entend par là qu'il faudrait agir comme la personne que l'on voudrait être. Mais l'origine de ce changement peut venir des autres. Ces gens vous réclament une forme de pudeur et vous invitent à cacher tous les défauts qui vous caractérisent. Ils ne veulent pas connaître en détail vos problèmes personnels. Ainsi, vous ne mentirez pas seulement pour vous, mais aussi pour rendre service à leur tranquillité d'esprit. Car certaines personnes n'ont pas envie de se confronter à vos imperfections, qu'elles craignent comme si elles étaient contagieuses. Elles vous rejettent pour éviter une contamination, et choisissent leur entourage en prenant soin d'éviter les gens qui ont besoin d'aide. Et les spécialistes du "développement personnel" qui nous conseillent une pensée "positive" finissent par nous persuader qu'en cachant la critique, on accède au bonheur. Ils nous mettent en garde contre les prophéties auto-réalisatrices trop pessimistes. On finit donc malgré soi par refouler ce qui ne nous rend pas hommage. En somme, c'est une sorte de compétition qui se joue entre les individus pour savoir qui aura l'air le plus heureux. Si on en a l'air, en a-t-on pour autant la musique ? Pas sûr.
C'est sans doute l'absence de mode d'emploi qui crée le succès d'une citation. Chacun peut se l'approprier et l'adapter aux circonstances. D'où son succès dans la publicité: "Venez comme vous êtes" pour McDonald's, "Devenez vous-même.com" pour l'Armée de Terre, "On a le droit de se chercher. Et aussi de se trouver" pour le dernier S.U.V. de Volkswagen.
Et ce slogan, vous le connaissez ?
"-Connais toi toi-même" (Gnothi Seauton en grec)
"-Hé toi, t'es qui pour me dire ce que je dois faire ?"
Avant d'envisager d'être soi-même, encore faudrait-il savoir qui on est ! Si nous étions des êtres immuables, il serait facile de désigner avec précision la personne que nous sommes. Mais tout ce qui vit est en mouvement permanent. On ne peut vivre deux fois les mêmes événements. Le temps passe et rien ne peut rattraper sa course. Pour Héraclite, l'être est "éternellement en devenir". Pour lui, les "choses ne sont jamais achevées", elles sont "d'assemblages de forces contraires". Il donne l'exemple d'un homme se baignant dans un fleuve, et explique que celui-ci ne peut jamais se trouver deux fois dans les mêmes eaux. A moins de figer l'instant, comment pourrait-il en être autrement ? Le caractère d'un être humain est comme cette rivière, rien n'y est présent deux fois de la même façon. Seule la mort fige notre état.
L'impermanence est dans notre nature (la vie) et s'oppose aux opinions inflexibles (la mort). On a le droit de changer d'avis, de se tromper. Difficile à admettre pour l'orateur qui est convaincu de la validité de son argument, et qui ne changerait d'avis que sous la contrainte. Il coulera beaucoup d'eau sous les ponts avant que la cons vaincus admettent qu'ils se trompent...
On voit trop peu de débats dans lesquels les idées les mieux fondées arrivent à convaincre mutuellement les participants. Malheureusement, la plupart des discussions contradictoires auxquelles on assiste ressemblent à un simulacre. Une situation immobile des positions dans une guerre de tranchées. C'est le signe que le débat n'est plus qu'un jeu dont l'objectif est de convaincre les spectateurs afin de les rallier à une position. Avoir raison, plutôt que de dire la vérité, cela devient une habitude chez certaines personnes. Et surtout, il leur est insupportable de penser comme tout le monde, plutôt mourir ! On se doute bien qu'ils ont pesé leurs mots avant de les dire, qu'il n'y a rien de naturel dans leur discours. A force de rester dans l'invective et la provocation, ou à choquer pour choquer, ils n'arrivent qu'à nous divertir. Et pourtant, ils sont certains, après le débat, d'avoir "gagné". Le sentiment que ces personnes m'inspirent c'est de la pitié pour leur entourage qui doit les supporter.
Sur le mur des cons: Eric Zemmour, Alain Finkelkraut, Emmanuel Todd, Luc Ferry, Michel Onfray (Bisous à ces "historiens" et ces "intellectuels") et bien sûr la palme va à l'humoriste Dieudonné... et à l'homme politique Nicolas Dupont-Aignan.
Friedrich Nietzsche, un homme qui mangeait rarement de la soupe
On l'a vu, le mouvement, c'est la vie. Plutôt que de rester ou d'être soi-même, "deviens toi-même" nous dit Nietzsche. Nombreux sont les malentendus associés aux idées de ce philosophe. Attention, car "devenir qui on est"* , cette formule empruntée au poète grec Pindare, risque de résumer un peu rapidement la pensée de Nietzsche. Au delà de ces mots, et de ce qu'ils semblent dire, le philosophe allemand y voit une invitation au changement. La phrase prend alors un tout autre sens. Elle nous convie à expérimenter, à vivre, à changer, à nous tromper... en toute conscience. "Ne pas pressentir ce que l'on est", et maîtriser ses besoins et ses désirs profonds. "Chercher le moi, non pas en soi, mais loin au dessus de soi". Le projet d'une vie en somme.
Quand on se projette dans l'avenir, une phase de réflexion, de contemplation même, semble inévitable. Entre la pensée et l'action nécessaire au changement, on est en droit de chercher un équilibre. Il s'agit ensuite de trouver le courage de suivre la trajectoire choisie et de la rectifier quand on semble s'en éloigner. Mais dans quelle direction aller ? Pour réussir là où j'ai échoué, dois-je faire le contraire de ce qui m'a conduit à cet échec ? Deviendrai-je moi-même en allant à l'encontre de mes penchants naturels ? On prédit bien sûr qu'un changement aussi radical ne pourra avoir l'effet escompté. Voir cette scène où le personnage de George Constanza dans la série "Seinfeld" décide de faire le contraire de ce qu'il fait habituellement.
L'échelle de la certitude
Si la certitude (l'erreur) est à 10 et l'incertitude (l'inaction) est à 0, on peut définir un ensemble de nuances entre ces deux extrêmes. Cette échelle comporte deux écueils que sont le "toujours" d'un côté et l'"impossible" de l'autre (qui est une certitude de non réalisation). le chemin à suivre se situera donc entre les deux extrêmes, dans un équilibre à trouver en fonction du contexte. Il faudra en effet accepter qu'un argument "probable" puisse s'avérer complètement faux. Sur cette boussole de l'incertitude, le nord est indiqué de manière fluctuante. Cette oscillation nous fait hésiter, changer d'avis, retourner sur nos pas, repasser sans cesse sur les mêmes questions. Ce parcours erratique pourra sembler inefficace, brouillon, peu inspirant, il n'en est pas moins le seul qui semble nous rapprocher de la sagesse. A la fin de notre vie, on verra le chemin par lequel nous sommes passés. Vu de loin, ces lignes entremêlées qui forment notre empreinte prendront tout leur sens. Elles désignerons la personne que nous avons été.
Et demain, si on pensait un peu plus aux autres qu'à nous-même et que nous étions concentré sur autre chose que notre propre personne ? Aura-t-on l'idée folle de s'intéresser à autre chose qu'à notre espèce, par exemple à la nature et aux mécaniques célestes ? A une époque où l'on se persuade qu'il faudra s'habituer à des printemps et des automnes caniculaires, ne ferait-on pas mieux de concentrer notre intelligence collective pour réparer ce que nous avons cassé plutôt que de sonder notre esprit ? Si nous allions enfin vers ce qui nous est étranger, peut-être y trouverions-nous le chemin de l'éternité.
"Être libre, ce n'est pas seulement se débarrasser de ses chaînes, c'est vivre d'une façon qui respecte et renforce la liberté des autres" Nelson Mandela.
* : Dorian Astor dans un livre consacré à cette formule très présente dans l'oeuvre du philosophe
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