Stratégies vestimentaires

urbaines

Article du 07 mars 2011

Quelles stratégies vestimentaires met-on en œuvre pour survivre à l’environnement urbain ?

On dit que l'habit ne fait pas le moine. Il est difficile de deviner la classe sociale d'une personne en se référant à ses vêtements. Un peu d'observation nous permet cependant de remarquer quelles différences existent entre les individus.

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On peut savoir quel genre de difficultés va rencontrer cette personne sur son chemin quotidien.

Cette méthode permet donc de savoir d'où vous venez… à peu près ! Ce n'est pas une méthode fiable, mais juste une constatation. Selon que vous mettez des bottes de moto, des escarpins ou des baskets, on devinera votre appartenance à une zone géographique. Par contre, un punk avec une veste en jean et des Doc Martens aux pieds peut venir de n'importe où. Faire de ses vêtements un outil de protection ou de promotion de soi est une habitude qui existe depuis que l'homme a fait son apparition sur Terre.

Télérama stigmatisait la « mocheté » des zones périurbaines dans un article polémique du 16 février 2010 Xavier de Jarcy et Vincent Remy (http://www.telerama.fr/monde/comment-la-france-est-devenue-moche,52457.php)

Même s'il s'agit d'un jugement de valeur assez peu défendable, on comprend ce qui a fait naître cette idée dans la tête des rédacteurs de l'article. Les hommes politiques utilisent parfois d'autres termes moins consensuels pour décrire les territoires qu'ils administrent. Les habitants de ces zones entre ville et campagne doivent supporter la présence dans leur environnement immédiat des panneaux publicitaires, centres commerciaux ou zones industrielles dont la beauté est toute relative. Pour les auteurs du papier, le développement sans vision d'avenir est en grande partie responsable de l'émergence de ces zones « moches ». La courte vue des investisseurs et des élus est mise en lumière par ces journalistes. Les banlieues et les centre-ville sont concernés par cette métamorphose du tissu urbain. Cette situation trouve-t-elle une analogie pour les citadins dans leur manière de s'habiller ? Les modes passent encore plus vite que les hommes politiques. Cependant les grands couturiers prévoient les tendances sur le long terme. Le prêt-à-porter est donc le résultat d'un compromis.

 

 

A partir de l'instant où vous êtes confronté aux grèves des transports et aux aléas de la météo, les critères esthétiques passent au second plan. L'hostilité des lieux que vous traversez quotidiennement vous oblige à penser « vêtement tout terrain » avant « vêtement à la mode ». Imaginez votre « parcours du combattant » du matin. Commencez par une marche à pied de 20 minutes sur des trottoirs couverts de mousses ou de feuilles mortes, dans le froid ou sous la pluie. Puis continuez avec 15 bonnes minutes, secoué comme un prunier dans un bus plein à craquer. Enfin, résistez à 45 minutes dans un train surchauffé et dans lequel il n'y a plus de places assises. Vos compagnons d'infortune vous écrasent les pieds par mégarde à chaque fois que le train freine. Evidemment, il faut prévoir la même chose le soir, dans le sens contraire. Vous devez donc vous adapter aux circonstances. La première stratégie consiste donc à faire un compromis : le schéma ci-contre indique les contraintes qui conditionnent votre look.

Une manière de résister à ces attaques consiste à se doter d'une carapace, comme les tortues. C'est une tendance forte dans les accessoires de mode inspirés par la rue. Les motards savent bien se protéger, en portant des protection pour la colonne vertebrale et bien sûr un casque. En cas de chûte, le risque est mortel, heureusement ces accidents sont rares. Tout comme des cascadeurs, les citadins se préparent à ce genre de dommages. Les couches protectrices s'accumulent pour donner cet aspect « mastoc » aux objets de la culture urbaine. Montres résistantes aux chocs, sacs à dos renforcés en matière indestructible, chaussures montantes à coque renforcée avec semelle ultra épaisse,… Les vêtements se dotent de couches de protection pour amortir les chocs de la vie active. A l'opposé, on peut prévoir à l'avance les dégâts et choisir un équipement bon marché, interchangeable au gré de l'usure. Les Converses noir et blanche ou le Jean 501 entrent dans cette catégorie.


L'uniforme n'est cependant pas loin. Tout comme le look « copié-collée » du salary man japonais, celui des européens urbains est devenu de plus en plus stéréotypé. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si les habits militaires sont détournés en vêtements de tous les jours. Même les créateurs de mode se sont approprié le treillis de l'armée et les motifs camouflage des fantassins. Ces fringues sont évidemment destinées aux « fashion-victim » de la guerre de la mode. C'est une évolution naturelle. Les conflits armés ont désormais fait place à des confrontations plus feutrées, dans les bureaux des grandes sociétés.

Le bureau ressemble pour certains à une sorte de cocon protecteur, en fait il s'agit parfois du contraire. Avant d'y arriver, il faut passer par les transports. Pour un jeune cadre dynamique, la solution consiste souvent à protéger le plus possible la chemise repassée et la cravate immaculée derrière un manteau en microfibre.

De nombreux citadins ont une préférence pour les vêtements de couleur sombre. La raison est simple, les poussières se voient facilement sur un tissu blanc. La jeune mère de famille, qui travaille dans l'arrière-bureau d'une grande banque va mettre un long manteau pour protéger son collant des coups de griffes involontaires des strapontins en plastique. Remplacer ces accessoires de la vie de bureau peut coûter cher ! Autre obsession de beaucoup de salariés, ne pas se faire virer. Encore faut-il arriver à l'heure. C'est un autre obstacle à franchir: arriver à circuler en période de grèves…

 

 

 

Les trains bondés, le métro qui vous laisse sur le quai, cela fait partie du quotidien de bon nombre d'habitants des grandes villes. Parfois, c'est le bus qui ne vient même plus jusqu'à votre arrêt. http://www.lemonde.fr/tele-zapping/video/2010/10/18/les-greves-c-est-devenu-n-importe-quoi_1427986_811987.html

Pour pouvoir quand même entrer dans la cage à bétail qu'est devenu votre transport en commun, il vous est possible d'adapter votre équipement : Faites d'abord une croix sur le sac que vous portez d'habitude: pas de place. Vous devez ensuite éviter à tout prix les matières qui « collent ». Cuir retourné (nubuck), caoutchouc,... sont à proscrire, car ils ont l'inconvénient de vous laisser à l'extérieur de la rame dans laquelle vous vouliez vous faufiler. Un blouson en matière synthétique est bien plus efficace et sert de chausse-pied pour vous insérer dans la foule. Ces tissus ont l'avantage de glisser sur la plupart des surfaces. Ca y est, vous êtes entré! Vous serez ainsi bien au chaud entre celui qui se tient à 2cm de la fenêtre pour cause de claustrophobie et celle qui vous tourne le dos pour cause d'agoraphobie. Evidemment, ce sont d'autres angoisses qui traversent l'esprit de ceux qui n'ont pas la chance d'avoir du travail.

Une forme de pudeur, c'est ce que l'on imagine quand on voit Sefyu (ci-contre) et sa casquette qui lui couvre la moitié du visage. Le style vestimentaire des jeunes n'a jamais vraiment fait plaisir à ceux qui ont atteint l'âge adulte depuis trop longtemps. La cagoule, et la capuche du sweat-shirt jouent le même rôle: c'est peut-être un moyen de se rendre anonyme dans une foule oppressante. Ce type de protection du visage, c'est aussi la conséquence du scandale du contrôle systématique: http://www.liberation.fr/societe/0101608831-une-identite-nationale-controlee-au-facies . Il faudrait préciser que le style vestimentaire est souvent ce qui pousse un agent de police à procéder à son quota de contrôle quotidien. N'en déplaise à Eric Zemmour.

Quand ces accessoires servent à se mettre dans une bulle, la première réaction consiste à penser que ces protections sont inutiles, et qu'elles ont l'inconvénient de renforcer le fossé identitaire. Les lunettes noires et les casques audio stylés des joueurs de l'équipe de France ont été montrés du doigt durant l'été 2010, lors de l'affaire de Knysna. Ce n'est pas la première fois que les footballeurs sont stigmatisés pour leur manque d'enthousiasme à l'encontre de leur public et des journalistes. Cette fois, par contre, les élites et les sans-grades des quartiers étaient mis dans le même panier. La ministre des sports les a d'ailleurs comparés à des caïds ou des enfants immatures. Lilian Thuram s'était déclaré choqué en 2006 par le terme « racaille », se sentant visé par ce mot. Cela ne l'a pas empêché de condamner la grève des joueurs, qu'il accuse d'avoir réveillé le racisme dans la société. La question reste ouverte, car le sujet n'est pas facile à démêler : on ne sait pas s'il existe une solution miracle pour rapprocher les gens, et favoriser la mixité sociale. Le sport est un bon moyen en tout cas.

 

 

 

 

 

Le rejet ressenti par les jeunes de banlieue serait donc ce qui les incite à se construire une identité en dehors de la norme. Il ne s'agit rien d'autre que d'un marqueur identitaire, lié à un lieu, un quartier, et souvent importé des Etats-Unis ...ou du Moyen-Orient. Par réaction à cette exclusion qu'ils ressentent, c'est le port de vêtements religieux qui a fait son apparition chez une minorité de musulmans. Lors du débat sur le port du niqâb, l'argument du rejet a été avancé: le sentiment d'appartenir à un groupe exclusif viendrait compenser l'image négative que les médias renvoie à ces personnes. Qui est responsable de ce soi-disant échec de l'intégration des populations issues de l'immigration? On doit tous se sentir un peu coupable de la situation, il faudrait remettre en cause les mauvaises habitudes et les préjugés. Les élites, qui ont également leurs marqueurs identitaires, plus subtils, mais néanmoins présents ont une responsabilité dans ce rejet. On peut aussi parler de stratégie dans ce domaine.


Les survêtements, les baskets à la mode et les maillots de sport américain font partie des accessoires des citadins. On peut s'étonner que la pratique d'un sport ne soit pas nécessaire pour porter ces vêtements. Notons aussi que les casquettes et les polos Lacoste ne sont plus vraiment réservés aux joueurs de Tennis de la Porte d'Auteuil.

Quelles stratégies se cachent derrière ce culte de l'exercice physique ? Le vêtement de sport porté dans la vie quotidienne peut être considéré comme un symbole de réussite sociale, surtout si la griffe est bien visible et que le modèle est introuvable en magasin. Ces marques savent créer auprès des clients potentiels une association d'idée entre leurs vêtements et le monde du luxe. La valeur et la rareté sont des critères qui touchent aussi bien les riches héritiers de la côte Est des Etats-Unis que les jeunes de banlieue bien sapés. Par effet de mimétisme, il devient alors nécessaire de se démarquer pour exister, souvent en portant des vêtements de marque, paradoxal ! La survie n'est pas qu'une question physiologique, il faut savoir garder le lien social avec son groupe sans quoi l'isolement vous guette… La stratégie du petit poisson qui nage avec les gros illustre bien la situation.

Pour garder un lien avec la société qui nous entoure, suivre la mode n’est pas une stratégie suffisante. Il faut bien sûr inventer son propre style, mais également avoir un temps d’avance sur les tendances. Les vêtements portés dans les grandes villes ne sont pas les mêmes qu’il y a vingt ou cinquante ans, et diffèrent fortement d’une ville à l’autre, malgré la globalisation. En la matière, certains dans le Monde ont réussi mieux que d'autres à garder leur authenticité, et leur sagesse.

Le Mahatma Gandhi http://fr.wikipedia.org/wiki/Mohandas_Karamchand_Gandhi incitait les indiens à tisser eux-mêmes leur propre coton. Il mettait ainsi un frein à l’exploitation de son peuple qui envoyait leurs récoltes vers l’Angleterre, mais devait acheter au prix fort les vêtements anglais. Dans les faits, c’est surtout l’industrie indienne qui a bénéficié de cet élan démocratique pour les vêtements « made in India ». Cet exemple reste malgré tout une source d’inspiration importante, l’ambition de Gandhi était de redonner de l’espoir à son peuple. A notre niveau, on peut également agir. Vêtements en coton bio, chaussures fabriquées avec des matériaux de récupération, de nouvelles manières de consommer existent. Au bout de la chaîne, il ne faut pas oublier que les vêtements peuvent être donnés à ceux qui en ont besoin…

Voir aussi dans GQ : http://www.gqmagazine.fr/, et sur le site de Bonne Gueule: https://www.bonnegueule.fr//

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mis à jour le 16/02/2024 à 23h42